EFFACER LA MER
Texte de Jean-Toussaint DESANTI
Parler, non dela Corse, mais du fait d'être né en Corse, ne m'est possible qu'en première personne. J'écris à partir d'un lieu, Paris, où je vis depuis un demi‑siècle. Jamais je ne m’y suis senti exilé. Chaque année pourtant (sauf pendant la guerre) je revenais en Corse. J'y reviens encore aujourd'hui. Mais je sais que jamais je ne quitterai tout à fait Paris. Or, à prendre le mot « origine » en son sens fort et premier, je n'ai d'autre origine que Corse. Aussi loin que je remonte dans le passé, toute ma parenté, aujourd'hui presque éteinte, a été corse. Ces gens ont vécu en des lieux très anciens que j'aime et connais ‑ Vico, Evisa, Exiga‑Suarella et, plus tard, vers le début du siècle dernier, Ajaccio.
Je constate ici ce qu'il me faut maintenant tenter de comprendre : cette dualité que je crois avoir vécue sans trop de tensions ni dommages. Aurais‑je donc une double origine ? Dois‑je dire que j'ai trouvé d'autres racines que celles qu'a nourries ma terre natale ? La culture acquise m'aurait‑elle recouvert au point que je vivrais maintenant, tout environné de ses signes, comme dans un monde familier où j'aurais trouvé une autre naissance ? Où est le vrai en cette affaire ? Où suis‑je né au juste, moi qui suis né Corse ?
A cette question je ne peux donner pour l'instant qu'une réponse énigmatique : je suis né à la fois en Corse et ailleurs, mais en des temps différents. Comment éclairer cette relation dela Corse, comme terre d'origine, à son « ailleurs » ? Comment comprendre l'articulation du temps des origines et du temps où les événements d'une vie s'enchaînent où ils prennent leur poids et leur tournure ? Telle est l'interrogation qui aujourd'hui encore m'inquiète et me laisse incertain. « Ailleurs » : je crois avoir su ce que cela veut dire, et au plus près. C'était au temps où je sortais de l'enfance. Souvent, les nuits d'été, minuit déjà bien passé, pendant que les parents dormaient je quittais la maison, silencieux comme un chat. Sur le port d'Ajaccio, je retrouvais un copain. Nous errions sur le quai désert, sur la jetée, face à la mer. Et nous allions nous coucher dans une barque. Nous espérions confusément qu'elle partirait toute seule, que nous nous réveillerions « ailleurs », Dieu sait où. Or la barque restait immobile et à l'aube nous rentrions vaguement déçus et un peu transis. Il n'y avait pas d'« ailleurs » ? pour nous, sinon « quelque part ». Mais où l'atteindre et par quel chemin ?
Texte tiré du livre daté d'octobre 1984 éditions Jeanne LAFFITTE "La CORSE. Une affaire de famille"
En réfléchissant maintenant à ce désir ancien je ne peux simplement le
repérer comme une envie de partir, d'aller vers d'autres lieux habités
par d'autres hommes. J'y vois quelque chose de plus profond, né de
l'angoisse que porte la mer. C'était plus qu'un désir de franchir cette
frontière ; plutôt celui d'affronter l'indéterminé et, d'une certaine
façon, de peupler ce désert marin. Les grecs anciens disaient parfois
de la mer qu'elle est « le chemin » (pontos en leur langue). Ils
l'appelaient aussi d'un autre nom : als, « la salée ». Et lorsqu'ils la
nommaient ainsi ils la qualifiaient de « stérile » (atrugetos : « qui
ne porte pas de moissons ») Le fond du ciel aussi était dit « atrugetos
» : un mot pour signifier inaccessible », « désert », « infini » et «
présent » pourtant. Assiégé par un infini visible et inhabitable :
c'était donc cela qui devait m'inquiéter, sans que je le sache tout à
fait. Et j'attendais peut‑être de cette barque immobile qu'elle
apprivoise l'étrangère qui me séparait et me tenait assigné à mon
précieux lieu natal. Je désirais franchir l'informe, sans parvenir à le
vouloir cependant. je m'en remettais à la barque et à la nuit. D'autres
souvenirs, plus anciens encore, me portent à penser de la sorte. Les
paroles d'une grand‑tante, un jour que du côté de Vico, au bord d'une
rivière, avec quelques gamins de mon âge, nous avions tenté en vain de
mettre le feu à un chêne. On nous avait ramenés, pas très fiers, sur la
place du village. Là, debout devant l'église, la pauvre vieille se
tordait les mains : « tinta di me, disait‑elle, in galera, andarete in
galera, cume tutti quelli » (Pauvre de moi, aux galères, vous irez aux
galères, comme tous ceux là, là‑bas). Sans doute savait‑elle de qui
elle entendait parler. Mais moi, à six ans, cela me faisait rêver. Je
croyais qu'elle parlait des hommes qui étaient partis quelques années
plus tôt et n'étaient jamais revenus. J'imaginais qu'un jour ils
avaient marché en cortège vers un endroit fabuleux nommé « Sagone », là
où était la mer, et qu'ils y avaient disparu. Qu'ils erraient
maintenant, ni tout à fait vivants, ni tout à fait morts, entre ciel et
eau, n'ayant nulle terre où habiter, et que j'avais bien de la chance,
moi, d'être à Vico, loin de ces lieux de malheur où la mer vous
mangeait. Nul enfant corse ne craint plus aujourd'hui d'être « mangé
par la mer de Sagone. Mais dans cette terreur enfantine et rêvée je ne
peux m'empêcher de voir quelque chose comme ma marque d'origine : celle
de ma native insularité. Ce qui, après tant d'années, retient mon
attention, ce n'est pas l'événement : le chêne brûlé, l'indignation de
la tante et mon étrange rêverie. C'est le fait de me le rappeler
maintenant, avec une netteté qui me le rend tout vivant, alors que
d'autres souvenirs, tellement plus récents, demeurent dans la grisaille
d'un pseudo oubli. Je me dis que ce qui revient ainsi au grand jour de
la conscience adulte a dû posséder en son temps une grande force
symbolique. En y réfléchissant aujourd'hui il me semble découvrir
quelques fils par lesquels cette force tient encore à ma vie présente,
si bien que ce qui demeure tapi dans ce passé n'y gît pas comme un
poids inerte. Et de fait dans cette terreur de la mer se trouvaient
rassemblés la terre comme lieu de refuge et d'habitation, le ciel comme
inaccessible et présent, les hommes comme signes de la fuite et de la
transgression, les femmes comme gardiennes de la terre et de sa loi,
les morts enfin et les vivants aussi, dans leur indéchirable et
inquiétante unité. La mer, la mer seule en son indétermination
dévoilait l'unité de tout cela. Terre et ciel, hommes et femmes, morts
et vivants, faisaient signe vers la mer symbolique: le lieu du rien,
risque d'engloutissement, l'inhabitable abîme. Ainsi, ce qui faisait
l'unité des dimensions habitables de cette terre familière (Vico)
portait la marque d'un néant menaçant : un lieu d'errance, les limbes
du monde humain, le règne de l'indécis où les formes se dissipent comme
des nuées. J'appellerai donc « marque de mon insularité » ce lieu
charnel et ancien entre le réel et le rien, le familier et le menaçant,
l'habitable et le désert. Etre né corse signifie pour moi avoir eu à
assumer ce lien. Un indice de cette exigence m'apparaît dans la manière
dont à m'arrive souvent de penser à la Corse.
Je n'y vois rien de ce
qui peut réjouir le coeur d'un Étranger : ni les rivages, ni les
golfes, ni les cimes, ni l'air lumineux. Non. je ne vois rien de tout
cela : je vois la solitude d'une femme en deuil, signe peut‑être de
l'abandon au coeur du rien.Assumer donc. Cela peut s'entendre de bien
des façons. Les gens de la Mer Egée, ceux de Crète, de Delos, de
Rhodes, et bien d'autres encore ont dû assumer le lien entre « ici » et
« ailleurs » qui marquait leur insularité. Ils l'ont fait, à leur corps
défendant et malgré leur crainte, en universalisant leur « ici ». Ils
ont constitué ce que les Grecs appelaient une « Koinè », une communauté
d'échanges et de culture : ils furent navigateurs, marchands ou
pirates. D'Ulysse il est dit que « de beaucoup d'hommes il a vu les
villes et connu les pensées ». La mer ambiante devint pour eux « pontos
», passage vers l'habitable, lui‑même habitable. Seul le grand large,
au lointain des continents et des nés, restait l'inquiétant domaine des
aventures hasardeuses.
Pour nous Corse l'histoire fut différente et
il nous faut porter son poids. Pays assiégé, nos hautes vallées furent
nos refuges. De la mer venait le danger. Nos ports (Calvi, Bastia,
Ajaccio, Bonifacio) étaient des villes étrangères. Nous n'aimions pas
les plages et les côtes, malsaines du printemps à l'automne. On connaît
le vieux proverbe de la piève d'Evisa : « Portu, Portu ! 0 tramanatu o
mortu » (Porto, Porto, où tu en reviens infirme ou on t'en ramène
mort). Unifiés par la mer qui désignait nos bornes, la terre nous a
divisés, singularisés à l'extrême. Ce petit monde si bien dessiné,
qu'une vue aérienne nous livre aujourd'hui en son entier, a été formé
de mondes multiples et séparés. Au milieu du siècle dernier encore la
Balagna était un autre monde pour un habitant du Sartenais. Simples
données ponctuelles mais qui comportent leur poids symbolique : la
terre habitée, le sol qui porte les pas et où sont couchés les morts,
la terre refuge nourricier, la terre, toujours la terre, irremplaçable
en sa singularité. Notre insularité était‑elle donc à ce point
contradictoire ? La borne maritime qui nous unifiait était‑elle donc à
ce point inquiétante qu'elle nous divisait tout autant, nous assignant
à ces lieux de naissance et de clôture que furent nos vallées et nos
pieve ? Oui, il en fut ainsi pour nous, je crois. Et c'est pourquoi il
nous a fallu assumer à notre façon notre lien charnel et ancien au réel
et au rien, dont la terre et la mer portaient le symbole. A notre façon
: c'est‑à‑dire celle qu'exigeait notre manière d'habiter cette terre.
Il nous a fallu faire violence à ce lien : non pour le briser mais pour
repousser l'un de ses termes : la mer symbolique justement, l'«
ailleurs » qui nous assignait ; cette violence fut celle du
renfermement la violence quasi‑immobile et souvent silencieuse de celui
qui croit porter sur soi sa terre, ses morts et sa loi, et qui trouve
en cette possession l'assurance d'être en son lieu de refuge, hors
d'atteinte. Rien n'était aboli pourtant du lien à quoi il était fait
violence. C'est la marque de l'insularité que le vide de l'« ailleurs
», vienne habiter le plein de l'« ici ». Ce fut, dans mon adolescence,
l'ambivalence de la terre corse : le désir était à la fois d'en partir
et d'y demeurer. Ce qui était bien le sens des simulacres de départ
accomplis sur les quais d'Ajaccio certaines nuits d'été. Un départ
immobile, en somme. Etre né en corse serait donc porter en soi, dans sa
plus extrême singularité, le tourment de l'ailleurs ; l'angoisse
d'avoir affaire à l'« Autre », l'habitant possible d'un dehors qui,
menaçant de vider cette terre où nous sommes, la délimite pourtant et
nous assigne à l'imaginaire sécurité d'un « dedans » bien clos. La «
mer » qui nous borne et nous « mange », l'autre qui nous assigne à la
terre et en vide la substance, tout cela fait une unité et engendre le
germe d'une symbolique : celle de l'insularité corse. C'est pourquoi ni
la Corse, ni son ailleurs ne désignent seulement des régions
géographiques. Leur tension toujours présente, explicite ou masquée,
est notre marque de naissance. Le dehors nous attache au-dedans et le
dedans nous pousse au dehors, lequel à son tour, sans trêve ni fin,
nous rattache encore au-dedans. Ce qui est nôtre, ce que nous retenons
dans la violence immobile de notre terre habitée, c'est cette
indéchirable connexion. Nous sommes cette connexion, difficile mais
inoubliable. Il en est du fait d'être né corse comme de ces surfaces
non orientables et qui n'ont qu'un seul côté. On ne peut le vivre à
l'envers ; on ne peut le vivre à l'endroit, puisque l'endroit est en
même temps l'envers. On le vit pourtant avec violence et entêtement. Je
parle pour moi seul, du lieu même où je vis, Paris, dont j'ai commencé
par dire que jamais je ne m'y étais senti exilé, au point que
j'éprouvais quelque inquiétude sur le lien (symbolique, bien sûr) où
j'avais pris naissance : en Corse ou ailleurs. En répondant « en Corse
et ailleurs » je semblais me proposer quelque énigme. Je commence à
soupçonner que cette énigme va vers sa solution. A mon tour j'ai dû
faire violence au lien natif de l'ici et de l'ailleurs. Et la façon
dont j'ai eu à exercer cette violence fut mon autre naissance. Mon
insularité comportait une marque qui m'était propre : l'inquiétude
devant l'indéterminé. Je n'ai pas été conduit à repousser cette
inquiétude, l'apaiser en cherchant refuge dans la singularité d'un
habitat corse. Pour qui verrait la chose de l'extérieur, j'ai dû m'«
exiler », partir à dix‑huit ans. Ce fut une exigence culturelle. Ce à
quoi je voulais me consacrer appelait le départ : encore une donnée
insulaire, objective celle‑là, et traditionnellement corse. Il fut un
temps où il fallait s'instruire à Pise. De mon temps (et aujourd'hui
encore, jusqu'à nouvel ordre) il fallait aller « sur le continent ». Ce
qu'il importe de comprendre cependant ce n'est pas là motivation
externe qui pousse au départ. Celle‑ci est contingente et variable :
gagner sa vie, poursuivre des études, etc. Ce qui demande à être
éclairci c'est la structure de la situation de départ pour l'insulaire.
Elle engendre un renversement partiel de la dialectique de l’ « ici »
et de l’ « ailleurs ». Ce qui, depuis le lieu du refuge et de la
clôture (le village corse dans notre cas), apparaissait comme
l'indéterminé, l'ailleurs inquiétant, devient maintenant l'ici et exige
la détermination : celle qu'apportent le travail, l'école,
l'universalité, le quartier, les amitiés, les amours. Mais le point
d'où l'on est parti ne devient jamais un « ailleurs » (sinon
géographique, ce qui a son importance). jamais ce lieu ne sera
indéterminé puisqu'il porte la marque d'origine à partir de laquelle a
été vécue l'angoisse de l'indétermination : la mer de Sagone dans mon
cas, dont je pensais qu'elle avait « mangé » les hommes. Ce qui, comme
terre d'origine, a révélé le mode d'être de tout « ailleurs », ce qui a
livré la forme de tout « dehors », ne deviendra jamais un « ailleurs »,
si lointain soit‑il dans l'ordre du voyage. Dans un autre « ici »
(nommé « Paris », « Marseille », ou de tout autre nom), il gardera tout
le poids symbolique d'un « ici » primordial. La situation de départ
renverse la dialectique de l'ici et de l'ailleurs. Mais ce renversement
ne consiste pas dans un simple échange de rôles ; la terre corse ne
devient pas l'« ailleurs » de cet « ici » qu'est Paris. Elle demeure
avec le sens d'un « ici » dans Paris même. Or ce qui, pour tout homme,
constitue l'unité de l'ici et de l'ailleurs c'est son corps, qui marque
le monde de sa présence. Le renversement dont il est question ne peut
donc manquer d'affecter le corps singulier : la manière dont il se
manifeste au regard des autres, dont il rend visible (ou masque, c'est
selon) sa marque d'origine. Ce peut être un gestuel, un accent, un
retrait, une simple posture, une manière de poser la voix ou les yeux.
Mais là n'est pas l'essentiel. L'essentiel est difficile à dire.
L'expression étrange, qui me vient à l'esprit est celle « d'ubiquité
symbolique » : le fait pour le corps d'être symboliquement ailleurs que
là où il est « effectivement ». Situation que le langage commun exprime
très bien. « Son coeur est resté là-bas », dit‑on, ou encore « il a
laissé là‑bas la moitié de lui‑même ». C'est ainsi que symboliquement
je ne suis jamais tout entier dans Paris, même si je me promène dans
ses rues, même si je crois « dur comme fer » m'y trouver tout entier en
ce moment même. Mon corps qui jamais ne m'abandonne porte la marque de
ce qui fut et demeure mon « ici » primordial. Mais cet ici primordial
est mon corps même en son point d'origine. Il ne manifeste plus
maintenant l'inquiétude de l'indétermination, puisqu'à son tour, pour
ce corps qui est mien, Paris est ici. je ne peux donc me trouver
pleinement présent à Paris (c'est-à‑dire sans éprouver l'angoisse de
l'indétermination) que dans la mesure où mon corps est symboliquement «
là‑bas », sur la terre d'origine. C'est là le sens du renversement de
la dialectique de l'ici et de l'ailleurs qu'engendre, pour le Corse
enraciné, la situation de départ. Se sentir exilé ou non, cela dépend
peut‑être de la manière, souvent contingente, dont on apprend à vivre
cette situation symbolique. Elle peut engendrer la dualité, le conflit,
et parfois la violence et la folie. L'ubiquité symbolique peut se
scinder. Tout se passe alors comme si un autre corps, le nôtre pourtant
était présent au lieu d'origine : un corps fantôme qui,tel un membre
coupé, habiterait le corps effectivement présent et réglerait ses
gestes. Les tragédies ne sont pas loin en ce cas. Le plus souvent les
situations engendrées, les formations symboliques produites par ce
germe originaire, restent relativement bénignes. On cultive les
différences simplement ; on se manifeste comme Corse, ou on se contente
d'être comme on croit qu'on est, sans retrait ni provocation. Mais
l'«ubiquité symbolique » ne s'abolit nullement dans la culture des
différences. Elle se montre encore comme nostalgie, désir du retour.
Certes, on ne court plus le risque de s'abandonner à un « corps fantôme
». Mais le corps qui est là demeure un peu incomplet : comme si le
point d'adhérence, qui toujours l'attache à son « ici primordial », lui
faisait mal. Il peut arriver enfin que cette « ubiquité symbolique » se
manifeste comme l'exigence d'un nouvel enracinement et engendre le lieu
ou la marque d'origine, loin de s'abolir, trouve son épanouissement. Ce
heu n'est jamais donné. Il se produit, ce qui est bien différent. Et il
se produit en faisant violence. Mais à quoi ? Sans doute à ce que,
symboliquement, j'ai nommé la « mer ». C'est la seule « chose » à quoi
on puisse faire violence, au coeur de la situation de départ, puisque
cette situation consiste dans l'unité d'un ici primordial et d'un
ailleurs assumé. Reste donc ce qui les séparait, ‑au temps passé de
l'enfance, lorsque l'insularité était vécue « en personne ». Ce qui les
séparait, c'est‑à‑dire cette mer symbolique, l'indéterminé, la marque
vive de l'« ailleurs » sans forme. Cette violence qui écarte l'informe
résulte‑t‑elle simplement d'un acte de décision ? Engage‑t‑elle
simplement l'individu qui cherche l'affirmation de soi, son style en
somme ? Nullement. La décision n'y suffit pas. Et il faut aussi
l'ouverture à l'autre : se plier un peu à la violence d'autrui, donner
accueil à la richesse qu'elle engendre. C'est alors seulement que l'«
ailleurs » prend forme, et qu'il est fait violence au vide. Tel fut,
peut‑être mon cas dans cette situation de départ à laquelle au début
des années 1930, je fus « objectivement » contraint. Et de fait si,
après tout ce temps, je me pose ces questions : pourquoi ai‑je appris à
aimer écrire le français ? pourquoi les langues anciennes ? pourquoi
les mathématiques ? pourquoi ai‑je pratiqué la philosophie de la façon
dont j'ai tenté de le faire ? à ces questions je n'entrevois qu'une
réponse: ce fut un appel qui venait du vide, du fond de cet infini
visible dont la présence me portait à errer la nuit sur les quais
d'Ajaccio. Ce n'était pas le désir du voyage. Mais l'exigence d'avoir à
supprimer cela : ce vide justement. Y faire naître et y voir se
déployer la précision, telle fut ma violence. C'est elle qui m'a rendu
« philosophe », à la façon dont j'ai essayé de le devenir. Paris fut le
lieu symbolique à son tour, où la mer fut effacée. C'est pourquoi sans
doute s'y est constituée l'unité, que je ne peux déchirer, de mon « ici
primordial » et de mon « ici culturel ». Pour moi ni Paris ni la Corse
ne sont désormais « ailleurs ». Si quelqu'un maintenant me posait cette
question « es‑tu un philosophe corse ? » je répondrais certainement
ceci : « jamais je n'ai écrit en langue corse une ligne de philosophie.
Mais là n'est pas l'essentiel. Je crois avoir pratiqué la forme de
philosophie qu'exigeait mon origine. Dans ce champ aussi j'ai, autant
que je l'ai pu, pourchassé l'indétermination, fait violence à la
culture, effacé la mer, celle qui sépare et engloutit ». Un mot encore,
pour finir. Une île n'est pas seulement une unité géographique. Elle
est un lieu d'où l'on rêve, d'où le regard se perd, mais où il peut se
retrouver. Au japon, à Kyoto, il y a un jardin Zen, pas très grand et
bien délimité. Un seul regard en fait le tour. Pourtant il porte en lui
l'infini. Il est fait de sables et de rochers, isolés comme autant
d'îles. Les yeux fixés sur ces nés rocheuses, les moines méditent,
pensant au néant des sables qui imitent la mer et ses vagues, à cet
infini naissant de leur seul regard. Ont‑ils résolu, dans la posture de
leur corps immobile, le problème (effacer la mer) qui longtemps encore
tourmentera les insulaires ?Un lieu pour demeurer. Un lieu pour n'être
nulle part. Lequel des deux désigne l'autre ?
Nul ne sait.
Texte tiré du livre daté d'octobre 1984 éditions Jeanne LAFFITTE "La CORSE. Une affaire de famille"
J'ai eu beaucoup d'admiration pour J.T.DESAINTI, et le plaisir de correspondre avec lui, je vous remercie de me donner plus d'informations sur les manifestations.
Rédigé par : Claude Traverso | 25 juin 2007 à 11:48
merci pour ce petit moment avec JT DESANTI
AMICIZIA
Henri
Rédigé par : ordioni | 21 octobre 2007 à 14:27